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C'est une huitième édition de la Paris Infraweek, organisée par Paris Europlace et le ministère de l'Économie et des Finances et dont CFNEWS Infra est partenaire, qui s'est installée en ce début novembre dans les allées de Bercy et à travers la capitale. L'occasion pour le marché de faire le point sur une année 2024 agitée par la politique, le climat et un environnement de levée complexe. De quoi faire porter à plusieurs acteurs un message de réalisme face au changement climatique et aux nouvelles conditions de marché.
Les nouveaux business models en ligne de mire
Classifiée comme moteur de la décarbonation, l'infrastructure est toujours reconnue comme l'une des classes d'actifs à la croissance la plus rapide. « La nouvelle catégorie de fonds sur le marché du mid-cap », dont CFNEWS Infra parlait déjà à l'occasion de l'IPEM, « a été multipliée par dix pour atteindre 50 Md€ d'actifs sous gestion et est mieux adaptée au financement des nouvelles entreprises d'infrastructures et des entreprises à la frontière du capital-investissement », a introduit lundi matin Augustin de Romanet, président de Paris Europlace et P-dg du groupe ADP.
« L'important est de rechercher des investissements susceptibles de réduire les émissions de carbone à grande échelle », appuie Ilya Polyakov, deputy head of global banking and advisory chez Société Générale, citant la reconstruction d'une chaîne de valeur dans les batteries avec les gigafactories de Verkor et d'ACC en France. « Nous nous intéressons également à l'hydrogène à faible teneur en carbone, une source importante pour l'avenir, qui contribue à décarboniser certains secteurs comme l'acier, mais aussi aux sustainable aviation fuels, où la demande est présente. Il suffit d'augmenter la production en soutenant les projets qui existent aujourd'hui sur le marché. » Un sujet qui se retrouve dans le financing, où Samuel Bordeleau, associé chez Linklaters, voit « de plus en plus de financements réalisés sur le modèle de la plateforme, avec une levée de la dette au niveau de la holding et des lignes de capex pour les projets greenfield. On voit également des projets industriels qui reprennent le schéma des financements de projets classiques, on finance une usine de production de batteries sur le même modèle qu'une centrale à charbon. »
« Les objectifs de décarbonation qui ont été fixés pour 2030 et 2050 ne se feront pas via une rupture technologique, mais par un scale up des technologies matures telles que le solaire, le biométhane, le recyclage, l'efficacité énergétique, le stockage et plus généralement l'électrification des usages », note Nicolas Rochon, président et fondateur de RGreen Invest. Optimiste, le dirigeant voit dans la transition énergétique « la solution sous de nombreux aspects parce que nous offrons un prix de l'énergie compétitif et de nouvelles sources de croissance économique. Notre premier objectif devrait être de bâtir des infrastructures durables, capables de vivre sans subventions face aux aléas politiques. La baisse massive des prix de batteries offre une nouvelle perspective de pilotage de l'énergie et permet de développer de nouveaux business models sur le marché. »
Trilemme européen et réorientation réglementaire
« L'approche holistique de la décarbonation a commencé à s'imposer dans le paysage financier et politique », confirme Vincent Levita, dirigeant d'InfraVia Capital Partners, « mais nous faisons aujourd'hui face à un trilemme entre la sécurité énergétique, l'accessibilité et et durabilité de la transition énergétique. » Une équation encore non résolue du point de vue de la souveraineté européenne pour l'investisseur, qui prêche « une réappropriation de la chaîne de production. » « Nous avons déjà perdu la bataille sur les panneaux solaires, il faut éviter de perdre sur tous les terrains. Cela fait vingt ans que la Chine a construit une chaîne industrielle pendant que nous avons mis en place des labels et rempli des questionnaires. Il faut revenir aux bases et à la cohérence industrielle. »
Seul speaker à s'approcher du sujet tabou de l'élection américaine, le dirigeant de Meridiam, Thierry Déau, ne voit pas la situation géopolitique s'améliorer au cours des prochaines années. « Il y aura des perturbations, mais les grandes tendances ne vont pas disparaître aux Etats-Unis, pour qui il s'agit moins de combattre le climat que de remporter une bataille industrielle avec la Chine. L'infrastructure reste un besoin fondamental et la décarbonation sera toujours nécessaire, les catastrophes naturelles qui arrivent régulièrement ces dernières années nous le rappellent. Un changement d'orientation est nécessaire pour faire émerger des opportunités dans un chaos réglementaire. »
Un son de cloche qui résonne chez Markus Wandt, chief investment officer d'Aquila Capital, qui estime qu'il « ne faudrait pas faire l'erreur de se concentrer uniquement sur le net zéro. Au cours de la dernière décennie, les renouvelables ont été perçus comme une énergie de substitution aux énergies fossiles. Mais l'électrification de masse que nous voyons aujourd'hui va entraîner une demande énergétique qui est à mon avis sous-estimée. Il faut l'associer à un renforcement du réseau, à un agenda réglementaire pour réduire le temps d'attente et l'accès au réseau, ainsi qu'au stockage des batteries, mais aussi être réaliste sur comment nous allons répondre à cette demande. Si vous suivez le débat public, l'hydrogène et la capture du carbone sont souvent cités : le premier est risqué, avec des rendements volatils, et si le second est tentant pour continuer à exploiter les installations actuelles, il n'est pas forcément viable sur le plan commercial, ni sur l'usage qui est fait du carbone par la suite. »
Un marché M&A en mutation
Si les intentions sont là, encore faut-il que le marché du M&A suive le mouvement. « Ce n'est pas la fin des transactions dans les infrastructures, mais nous sommes néanmoins à un point d'inflexion », remarque Thomas Picard, managing director chez Lazard, qui perçoit un gap entre la demande et les capacités des fonds à investir du fait d'un environnement de levée en berne depuis 2023. « Les transactions prennent plus de temps, les processus d'enchères tournent court assez facilement… C'est un univers différent, les valorisations ont été corrigées à la baisse avec les taux d'intérêts et des facteurs sectoriels, telle que la hausse des capex. »
« Le vrai sujet, ce sont les sorties, glisse un associé au sein d'un grand cabinet d'affaires de la place. Lorsque les levées de fonds se faisaient facilement, le M&A suivait. Mais aujourd'hui il y a un petit jeu chez les fonds qui consiste à ne pas nécessairement faire de transactions avec des concurrents, car cela leur permettraient de faire remonter de l'argent à leurs LPs et renforcerait la compétition auprès des investisseurs. »
« Plusieurs vendeurs retiennent leurs actifs en espérant des meilleures conditions de sortie lorsque les taux commenceront à baisser, confirme Julien Gailleton, deputy head Infrastructure d'Axa Investment Managers Alts. De leurs côtés, les investisseurs attendent des retours de capitaux avant de s’engager dans de nouveaux fonds. Nous observons une réduction progressive du fossé entre les attentes des acheteurs et des vendeurs, mais cela varie beaucoup selon les secteurs. Par exemple, les actifs de centres de données sont encore très recherchés. »
La baisse du marché M&A a ainsi atteint plus de 20 % au troisième trimestre 2024, souligne Vincent Berry, managing director infrastructure chez Natixis Partners, qui blâme également le décalage entre les attentes de prix des vendeurs et des acheteurs. « Le nombre de transactions a chuté au niveau le plus bas depuis 2018. La question est de savoir comment combler ce fossé d’évaluation dans les processus de M&A. »
Une différence notable qui s'explique aussi par une sélectivité accrue, pour Alessandro Valenti, managing director, head of Infrastructure Financing chez Igneo Infrastructure Partners. « En 2023, nous avons passé en revue environ 250 transactions sur le marché. Seules une dizaine ont passé le premier filtrage, et parmi celles-ci, nous n’avons conclu que deux transactions. Cela montre à quel point le marché a changé. Avec la hausse des coûts de capital et les incertitudes politiques, nous sommes devenus plus prudents et sélectifs. »
Outre cette tendance se pose aussi la question des solutions d'exit pour les grands deals des dernières années. « Les transactions à plus de 5 Md€, c'est assez rare, et les fonds infra ne sont pas assez gros pour les mener, à part quelques grands acteurs internationaux. Or, nous avons vu plusieurs opérations entre 1 et 2 Md€ ces dernières années, et si la promesse de croissance est tenue, la valorisation doit doubler ou plus », signale Thomas Picard, notant l'abandon plus régulier de transactions du fait d'une pauvre visibilité sur les options de sortie. De quoi s'attendre à un recours plus fréquent à la solution des consortiums, notamment d'investisseurs institutionnels, friands d'actifs dérisqués ? « C'est une piste, mais il en faut plusieurs pour créer de la compétition, ce qui est loin d'être une évidence. J'anticipe plutôt l'émergence de quelques megafunds appelés à atteindre des tailles de 50 Md€ à terme, beaucoup plus d'investissements directs ou de co-investissements, avec un rôle plus important des fonds souverains. »
Une reprise dès 2025 ?
Tout n'est pas nécessairement noir pour le marché infra. Celui-ci connaît une montée des take-private, et plusieurs opérations reportées par le passé devraient reprendre au cours des prochains mois, notamment grâce à « une déconnexion entre les valeurs boursières et celles du non-coté », pointe un autre investisseur. « Les besoins en capitaux dans les infrastructures et l'énergie sont devenus bien plus importants et réguliers, et la bourse n'est pas toujours à même d'y répondre. La sortie de cotation résout ce besoin structurel sur le long terme. » « Les industriels ont aussi besoin de faire des arbitrages de portefeuilles, ils ne peuvent pas à la fois conserver et faire les investissements nécessaires pour les prochaines années, cela favorise aussi des deals à prix plus raisonnables », souligne également Marion Calcine, chief investment officer d'Ardian Infrastructure, citant notamment ses acquisitions de l'aéroport d'Heathrow ou de la plateforme de data centers Verne comme des conséquences du changement de l'environnement financier mondial.
Les années 2025 et 2026 devraient aussi connaître un regain de l'activité en réaction au backlog de deals ralentis ou interrompus par la dissolution de l'Assemblée, mais aussi à des cessions en amont des élections présidentielles de 2027. « On observe moins de transactions pour le moment, mais aussi une montée des financements », constate Pierre Benoist d’Anthenay, partner et co-dirigeant de l'activité infrastructure de Raise. « Et par expérience, il y aussi tout un pipeline indirect du côté des fournisseurs des grands groupes, qui souhaitent décarboner leur activité pour réduire le bilan scope 3 de ces grands clients. Ce sont des dossiers complexes, et je m'attends à voir des alliances se former entre les fonds et les industriels sur le long terme. »
Grey-to-green et adaptation climatique
La question du grey-to-green s'invite également dans les discussions comme un point d'achoppement majeur des investissements dans les infrastructures. « L'essentiel de l'activité sociétale doit être adaptée, nous ne pouvons pas seulement construire de nouvelles infrastructures, souligne Gwenola Chambon, à la tête de Vauban Infrastructure Partners. Nous sommes toujours confrontés à des actifs existants et manquons de législation ou de programmes appropriés pour pouvoir investir ces sujets. Si nous étions auparavant des caretakers, nous avons aujourd'hui de lourdes responsabilités pour les adapter aux populations qu'elles servent. »
« Un constat intéressant, en tant que prêteur, est une bascule du marché vers l'atténuation et la mitigation du changement climatique », décèle Bérénice Arbona, responsable de la dette privée infrastructure au sein de La Banque Postale Asset Management. « La résilience climatique et le risque d'obsolescence des actifs que nous finançons sont aujourd'hui des critères incontournables lors des due diligences. Mais nous manquons parfois des informations et des données nécessaires pour présenter un dossier d'investissement éclairé à nos comités. Il faut améliorer la standardisation sur ces sujets techniques. »
« L'adaptation au changement climatique prend aussi des formes différentes et demande d'avoir une approche plus opérationnelle des actifs et de la prévention des risques », relève Guillaume Camus, investment director au sein de l'équipe infra d'IFM Investors, citant le passage d'une inspection annuelle pour enlever les débris autour de certains de ses actifs routiers à une inspection trimestrielle, en vue de réduire de manière significative les dommages physiques en cas d'inondation. « C'est assez facile dans ce cas-là de définir la valeur financière de l'atténuation, en comparant l'impact sur le trafic du risque et les dépenses d'investissement nécessaires pour le réduire. Ce n'est pas aussi évident pour l'adaptation des actifs existants. »